Ultravocal. FRANKÉTIENNE (HAÏTI/1936)

Publié le par Association ASCODELA

Enregistrer0060 photo FrankétienneDe son vrai nom Franck Etienne, il est né (d’un viol dit-il) le 12 avril 1936  dans la région centrale de l’Artibonite, d’un père américain (directeur d’une compagnie de chemins de fer) et d’une mère haïtienne (alors âgée de treize ans).


    Son beau-père, boulanger, et sa mère, petite commerçante, lui assurent une éducation, tout comme à ses huit demi-frères et demi-sœurs. Excellent élève, il fera ses études primaires au Petit Séminaire-Collège Saint-Martial et ses études secondaires au Lycée Pétion de Port-au-Prince. Après avoir travaillé trois ans comme mécanicien, il entre à vingt et un an à l’Ecole des Hautes Etudes Internationales de Port-au-Prince en vue de devenir diplomate. Ses espoirs déçus suite à la répression d’une grève des étudiants, il créée en 1960 (il a vingt-quatre ans) une petite école secondaire privée où il enseignera lui-même les mathématiques et la physique, et qu’il dirigera jusqu’en 1991. Il se lie à certains écrivains (dont René Philoctète, qui sera plus tard un adepte de la « spirale ») et fréquente le groupe « Haïti littéraire ».

 

Cette activité lui laisse suffisamment de temps libre pour écrire et il publiera en 1964 son  premier recueil de poèmes. Son premier roman (ou « genre total »), Mûr à crever paraît en 1968 et quatre ans plus tard Ultravocal. (1972), sa première « spirale », un genre littéraire qu’il a inventé (1). En 1975 paraîtra Dézafi, roman en créole, texte important de la littérature haïtienne et de la littérature en créole (mais le premier tome du roman en créole, tout aussi important, Lanmou pa gin baryè, de Emile Célestin-Mégie - écrit dès 1965 - paraît quelques mois plus tard)

 

Poète (il a publié six recueils poétiques) et romancier, Frankétienne s’est consacré également à la peinture (« J’ai attendu suffisamment pour avoir un style pictural personnel ») et il a  écrit une dizaine de pièces de théâtre en créole (n’hésitant pas à monter lui-même sur scène). Son théâtre, nourri d’images et de poésie et d’une grande richesse lexicale, a connu de grands succès populaires qui ont parfois conduit à interdire des représentations (Pèlin tèt en 1968).

 

Frankétienne est l’un des rares écrivains demeurés pays pendant les dictatures des Duvalier, sujet à une interdiction de départ, mais préservé par sa renommée d’écrivain, l’opacité de ses textes, et la protection farouche du petit peuple de son quartier. Ce n’est qu’après 1986 (chute du second Duvalier), à la cinquantaine passée, qu’il commence à voyager, rendant visite en 1987 à sa mère installée aux Etats-Unis, et  en Allemagne, en Suède, en Norvège, au Canada, au Mexique et en Amérique du Sud.

 

 

Frankétienne sera pendant quelques mois ministre de la Culture sous la présidence de Leslie Manigat (professeur d’université de stature internationale qui fut renversé par l’armée moins de cinq mois après son élection).

 

Considéré en Haïti comme le plus grand écrivain vivant du pays, Frankétienne a pu voir son œuvre, longtemps jugée peu digestible et commerciale, reconnue à l‘extérieur: articles de revues, rééditions en France de certaines œuvres, traduction et représentation de Pèlin-Tèt et de Kaselezo  à Paris, Montréal et New York. 

 

Ecrivain maniant avec la même aisance  le français et le créole, Frankétienne n’a jamais voulu renier les apports de sa première culture scolaire en français et affirme au contraire l’interpénétration des deux langues dans ses écrits quand aux images, au rythme et à la musicalité. Mais il se tient loin du mouvement de la « créolité » des Antilles françaises (« Je refuse, en produisant en français , de faire des insertions créoles ou des mélanges…Quand on produit en français assaisonné à la sauce créole, ça fait pour moi comme un plat exotique »).

 

Frankétienne attend du lecteur d’être le complice et le responsable de l’écriture, de dépasser « l’hypocrisie du verbe » en recherchant dans l’œuvre la logique, l’ordre et la réthorique significative. Car l’écrivain se borne à « agencer librement les éléments du langage », le texte n’est plus guère expression, il « prend corps dans une véritable aventure de l’écriture ».

 

Traversée (comme sa peinture) d’horreurs et de grossièretés, nourrie de fantasmes personnels, son œuvre tient du cri et du hurlement de celui qui a vécu au plus près d’un peuple soumis aux dictatures duvaliéristes.

Développant le plus souvent une écriture mystique tendue vers l’absolu, son œuvre se situe aux limites des possibilités significatives et créatives de l’expression littéraire.


Les thèmes de Frankétienne (l’impossibilité de vivre et d’aimer, la tentative de se libérer par le délire verbal d’une lucidité trop douloureuse) renvoient à une vision pessimiste du chaos d’Haïti et du chaos d’un monde en mutation sinon en crise. Mais il faut faire de cette lucidité un « désespoir actif ».

 

(1)  d’une définition fort obscure, récit tournoyant, mélange de roman, de poème en prose et de théâtre utilisant la synesthésie baudelairienne; mais  il existe des romans-spirales et des spirales-poétiques…« La spirale » , dit son créateur, « est une œuvre ouverte, jamais achevée ». Ont fait partie du « mouvement spiraliste » René Philoctète et Jean-Claude Fignolé.

 

Bibliographie romanesque


« GENRE TOTAL »

-   Mûr à crever (Port-au-Prince. Presses Port-au-Princiennes. 1968) (Port-au-Prince.Ed. Mémoire.1994) (Bordeaux. Ana Editions. 2004)

 

ROMANS

-  Dézafi.  texte en créole (Port-au-Prince. Ed. Fardin 1975) (Châteauneuf -le-Rouge.Ed. Vents d’Ailleurs. 2002)
-  Les affres d’un défi (Port-au-Prince. Ed. Deschamps. 1979) (Paris. Ed. Jean-Michel Place. 2000)(La Roque d’Anthéron. Ed. Vents d’Ailleurs. 2010)
-  L’Amérique saigne. en collaboration avec Claude Dambreville (Port-au-Prince. L‘Imprimeur II. 1995) « SPIRALES »

-   Ultra vocal (Port-au-Prince. Imprimerie Serge Gaston; 1972. 1995) (Paris. Ed.Phébus. 2004)(Paris. Ed. Hoëbeke. 2004)
-   Zagolkoray  (Port-au- Prince. 1983)
-   Fleurs d’insomnie (Port-au-Prince. Ed. Deschamps. 1986) (Port-au-Prince. 2005).
-   Adjanoumelezo (Port-au-Prince. 1987)(Imprimerie des Antilles.2005. 540 p.)
-   L’Oiseau schizophone (Port-au-Prince. Ed. des Antilles. 1993) (Paris. Ed. Jean-Michel Place. 1998)
-   D’un pur silence inextinguible (1993. 1996)
-   D’une bouche ovale  (1996)
-   La méduse orpheline (1996)
-    Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres (1996)
-    La nocturne connivence des corps inversés (1996)
-    Clavier de sel et d’ombre (1997)
-    Les échos de l’abîme (1997)
-    Et la voyance explose (1997)
-    Voix marassas (1998)
-     Rapjazz. Journal d’un paria (1999)
-     H’Eros chimères (2002)
-     Miraculeuse (2003
-    Les métamorphoses de l’Oiseau schizophone (La Roque d’Anthéron. Ed. Vents d’Ailleurs. 2004-2006)
     *   D’un pur silence inextinguible 
     *   D’une bouche ovale
      *  La méduse orpheline
      *  La nocturne connivence des corps inversés
      *   Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres
      *   Clavier de sel et d’ombre
      *   Les échos de l’abîme
      *   Et la voyance explose
-    Brèche ardente (Port-au-Prince.Imprimerie Média-Texte. 2005 236 p.)
-    La Diluvienne (2006)
-    Galaxie Xhaos-Babel (Port-au-Prince. XEOS Delmas. 2006. 814 p. illustrations)
-    Feu de proie (2007)
-    Heures brèves (Port-au-Prince. XEOS Delmas. 2007. 112 p.)
-    Le Sphinx en feu d’énigmes (Port-au-Prince. XEOS. 2007. 96 p)
-    Corps sans repères (Port -au-Prince. XEOS Delmas. 2007. 105 p. illustrations)
-    Amours, délices et orgues (2008)
-     Textamentaire (2010)
-     Visa pour la lumière (2010)
 

 ........................................................................................................................................................................................................................

 

0019 couvert. UltravocalNi roman ni poème mais intitulé « spirale » par son auteur, Ultravocal est le septième titre de Frankétienne sur plus d’une vingtaine écrits en quarante ans. Etant défini comme une spirale, l’ouvrage devient ainsi inclassable et laisse une marge ouverte aux lectures les moins réductibles.

 

Loin d’être une pure narration ou une série de monologues croisés, le livre met en situation deux protagonistes aux destins tourmentés: Vatel, prisonnier de l’errance, et Mac Abre, un Faust atypique en lutte contre le chaos-monde haïtien.

 

Tout se déroule à Mégaflore, dans une ambiance urbaine rivée en quelque sorte à la folie collective. La voix du narrateur est là pour tempérer et alimenter cette descente aux enfers, aux rumeurs de loterie, d’érotisme, d’amnésie, de déchirements multiples de la réalité.

 

Chargé de poéticité Ultravocal se livre comme un texte polyphorme: discours, théâtre, narration…Le narrateur joue sur la transparence spatio-temporelle pour construire et déconstruire ses moments de parole. La  disposition graphique du texte - traversé de blancs, de dialogues à mi-voix, de poèmes instantanés - constitue l’expérimentation osée du mouvement spiraliste dont Frankétienne est l’un des fondateurs. Le lecteur entre par effraction dans le livre où le dire du narrateur se réclame de la jouissance du « marqueur de paroles » et de son travail sur l’éclatement de la syntaxe française.

 

Ultravocal rompt avec les structures du roman traditionnel francophone et annonce une nouvelle technique d’écriture qui s’enrichit de l’« audience » d’un Justin Lhérisson. Il se situe dans l’une de ces expériences-limites de la « parole prisonnière » (J.Metellus) faisant de l’écrivain ou plutôt du narrateur un schizophrène en quête de sublimation. L’espace asilaire de Mac Abre se présente ainsi : « Attaché à la section psychiatrique de l’asile des aliénés de Beudet, Mac Abre visitait ses malades une fois par semaine. Dès son arrivée on réunissait les internés dans la cour, attachés les uns aux autres à l’aide d’une longue corde sous un manguier. Puis, perché sur une solide branche de l’arbre, Mac Abre leur demandait de parler tous à la fois. La séance durait une demi-heure, dans un vacarme de Babel. Un mélange de rire et de tragédie. Paroles et cris entremêlés ».

 

Ultravocal, dans ses multiples méandres, ses richesses lexicales, ses ruptures syntaxiques, s’apparente à la mise en langage littéraire (réussie) d’une bouffée délirante polymorphe: « Je crains tous les faux voyages par les deltas fascinants de mes nerfs et de mon sang. Alors je parle pour ne plus me sentir seul. J’invente des mots. Et encore des mots de ligature. A contre-foulure. Des mots tambours bambous repus de marronnage ».

 

Frankétienne pourrait être considéré comme l’un des auteurs ayant annoncé à sa manière le mouvement de la créolité, tel que conçu en 1989 par Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.  Le « roman » Ultravocal traduit une nette volonté de distanciation vis-à-vis des romans du « réalisme socialiste haïtien » de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis. Avec cette œuvre Frankétienne s’est engagé sur une voie de rupture, au risque de ne s’aligner ni sur le nouveau roman ni sur les romans de la créolité.  (Port-au-Prince. Sans éditeur. Sans date. 372 p.)

 

Dominique  Batraville

Publié dans ascodela

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
Je parti de ceux qui croient ou pensent que peu de chose a ete dites ou decouvertes dont,tout le reste demeure dans notre comportement instinctif de recreer le monde.
Répondre
G
Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement.